« Il est où, ton Dieu ? »

Il y a d’abord l’enfance toute pailletée d’or, débordant de rires et de joies, et on fait des plans sur la comète, on y bâtit même des rêves et des châteaux, parce qu’on sera astronaute tiens, et puis chevalier aussi, fier destrier sans épée parce qu’il n’y a rien à combattre, tu sais, le monde est si doux… On fait des vœux aux pissenlits et aux bêtes à bon Dieu, on jette des pièces dans les fontaines et on ne marche pas sur les fissures des trottoirs.

Et puis il y a l’adolescence multicolore, les sentiments en graines, un Dali d’émotions ; souvent dans la lune, on ne vise plus la comète mais il y a tout de même beaucoup de bonheur sous le ciel immense, et demain se planifie, on aura un bon travail, une belle maison, une grande famille, c’est une évidence si paisible… Avec les mots appris au lycée, on échafaude de petits cultes secrets, aussi intimes que solides, et, qu’on la nomme Dieu, karma ou autre chose encore, que l’on allume des cierges ou que l’on prie les étoiles filantes, il y a cette croyance qui s’enracine profondément en nous que quelque chose ou quelqu’un nous protège de là-haut. C’est comme ça, c’est un dû, aussi sûr que deux et deux font quatre : les gens biens obtiennent de bonnes choses et les gens mauvais récoltent ce qu’ils sèment. Il y a une justice, manichéenne comme tout le reste à cet âge et qui subsiste jusqu’à l’adultat, il y a un contrat que l’on a signé, un joli paraphe que l’on applique juste sous celui de Dieu avec la belle écriture des adultes nouveaux, arbres poussés bien droit vers le ciel, encadrés de ses tuteurs en bois de justice divine. On aura une vie parfaite, une succession sans fin de bonheurs enchaînés comme des perles. C’est vrai, quoi, on le mérite après tout…

Et puis…

Le tremblement de terre.

Un accident qui fauche, un décès qui met à terre, une maladie qui frappe et condamne.

En une seconde, le sol se soulève, se déchire, et dans les fissures de la vie déchiquetée par l’imprévu volettent les poussières des croyances archaïques. Elles avaient l’air solides, pourtant, on avait bâti dessus.

Et dans le silence qui suit le choc, ce silence presque palpable des oiseaux et des arbres, on se découvre abasourdi, déraciné, aussi paumé qu’un papillon punaisé vivant au cahier et qui se demande inlassablement pourquoi tout fait si mal d’un coup, et pourquoi le ciel est soudain inaccessible et le sol si froid, et pourquoi, et pourquoi…

Les questions viennent en nappes, en vagues, en tsunamis. Pourquoi ça m’arrive ? J’ai pas mérité ça… si ? Qu’est-ce que j’ai fait ? C’est pas juste ! Mon Dieu… pourquoi Tu me fais ça ? Je ne Te reconnais pas… J’avais mis ma vie entre Tes mains, je Te faisais confiance, et Tu me trahis… Pourquoi ? Pourquoi ?…

Tendue, inquiète aux portes d’un silence qui n’en finit pas, j’attends des réponses qui ne viennent pas et ne viendront jamais. Et pourtant je continue de demander, accrochée à ma foi, cette foi dont je ne veux pas, ne peux pas être débarrassée et qui en même temps fait si mal à cet instant, parce que normalement c’est justement ce qui donne du sens, ce qui fait que la vie porte ses fruits, que la vie n’est pas « pour rien ». Perdue dans un monde absurde, engluée dans une souffrance « pour rien », je cherche un sens à ce qui n’en a pas, je lutte avec l’absence de ce Dieu des miracles et de la toute-puissance, de la justice et du donnant-donnant, celui auquel je ne croyais même pas, mais tout de même, il y avait comme des paillettes de croyance dans l’air, un truc un peu enfantin, un doudou émotionnel quand la nuit était vraiment trop noire. Je crie dans le vide, et mon cri tue ce Dieu-là, et une part de moi aussi, celle qui allait avec, celle qui croyait aux contes de fées et à la magie. Si je n’avais pas la foi, j’aurais juste mal. Mais j’ai la foi, et je refuse d’en être délivrée, et sous ce joug doux mon cri se déploie à ciel ouvert.

Aux autres, je ne dis jamais rien, ils ont leurs propres peines, et puis ils ne comprennent pas. Ils me le demandent d’ailleurs, avec cette pointe de condescendance et d’ironie acide : « Alors, il est où ton Dieu ? » « Il est où ton Dieu quand tu souffres, quand tu tombes malade, quand tu as peur, quand des enfants crèvent de faim, quand des minots tombent sous les balles, quand la terre dégorge de sang, hein, il est où ? »
Il doit être en train de pleurer… Moi, c’est ce que je ferais.

Même à lui, l’homme de foi et d’il était une fois, je ne dis pas tout, parce que je n’y arrive pas, parce que je fleuris de la honte de telles pensées, de telles questions, c’est vrai quoi Il est où ?, bouquet de doutes aux corolles grandes ouvertes sur lesquelles papillonnent les certitudes, l’envie et la tendresse, aussi incongrues que des oiseaux de paradis survolant un champ de ruines. Je me tais parce que j’ai peur, et les phrases avalées, les mots mort-nés m’étouffent. L’ouragan qui emporte les senteurs de toutes les roses fanées emporte ma voix avant de s’emparer des routes du ciel. Ce que je ne réussis pas à dire m’enfle l’âme, silence enkysté comme un lac en hiver où sont figées des carcasses d’émotions attendant d’être réanimées, paroles pétrifiées aux ventres gonflés de nuit, mots d’amour avortés et semés dans les flaques. Immobile, je suis le lapin dans les phares.

Mais Il est là, vous savez… Il est tout au fond de moi. Et lorsque s’apaise un peu la tempête, lorsque je retrouve un filet de voix suffisant pour Le convoquer, je Lui parle. Tendre caresse du verbe. Étrange intimité enclose. Impression de vider lentement un verre d’absinthe, que de grands yeux s’ouvrent au fond de mon cerveau. Et c’est à genoux, attentive à ce qui n’a pas été dit, soumise à ce qui n’a pas été promulgué, prosternée devant ce qui n’est pas encore et tout ce qui n’est plus, qu’à Son regard j’offre ma peau comme une terre d’hématomes. Il y a les bleus presque noirs des absences et des pronostics qui blessent l’âme dans ses plus secrètes profondeurs et tailladent la vie aussi sûrement qu’une lame sur un poignet gracile. Il y a les ecchymoses des remords brûlants envers les choses et les gens que j’ai laissé échapper, censés, peut-être, m’offrir un heureux destin. Je mêle à ce camaïeu de peines les plus vives amertumes, je bazarde les tentatives de consolation, j’empoisonne la source des larmes qui apaisent jusqu’au néant.

Et c’est depuis ce point de bascule primordial que je franchis d’un saut de foi l’intervalle qui me sépare d’un monde que je n’avais jamais entrevu jusqu’alors, un monde empli d’un Dieu de hasard, de caprice, d’arbitraire, de démence, de paradoxe et de chaos. Insaisissable, insensé, illogique, amoral, au-delà de tout ce qui bourdonne par-delà le bruissement sourd des univers connus, bien au-dessus de tout ce qui se situe, se cartographie, se peint ou se compose, crucifiant mon entendement. Un Dieu d’amour, et qui ose encore prétendre qu’il existe un amour sans faille, sans accroc, sans imprévu ?

« Alors, il est où ton Dieu ? »

Il est là, Il a toujours été là, juste derrière le mur de mes incompréhensions que le cœur seul peut franchir. Et je le sais, je l’ai toujours su, mais comment leur dire ? Comment leur dire que mon dernier soupir ne sera pas celui d’une âme épuisée par la recherche sans trêve et sans fin de réponses, mais la caresse d’une prière d’acceptation et de gratitude ?

Tillich a écrit : « l’acte d’accepter l’absence de sens est en lui-même un acte plein de sens : il est un acte de foi ».

C’est le début d’une autre histoire, une histoire d’amour et de grâce, une nouvelle façon d’être au monde, de Lui parler aussi, de Lui parler à tâtons, au point de croix, des mots d’impuissance dentelle ouvrant un conte singulier, aussi serein qu’un Monet et aussi doux qu’un Van Gogh, avec dans la mémoire tout ce qui m’a coûté bien des larmes et mes milliers de désirs au creux des paumes.

Et dans cette nouvelle histoire, mes prières ne sont plus marchandes, elles sont un cri de foi, puissant, têtu, palpitant. Absurde. Miraculeux. Sublime. Et je suis libre.

« Alors, il est où ton Dieu ? »

Juste là. Je marche vers Lui.

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