Le temps de la poésie

Il y a quelques mois, j’ai commencé l’étude de l’hébreu biblique, et après une courte phase d’errance à naviguer dans cet alphabet plein de voyelles planquées, je suis littéralement tombée amoureuse de cette langue.

Apprendre une langue à 40ans est bien moins simple qu’à 15ans, c’est certain, et la conjugaison est toujours un challenge, mais ce que l’âge enlève de vivacité et de capacité de mémoire, il l’apporte en poésie.

« La poésie de la conjugaison… ça y est, on l’a perdue, pauvrette »

Mais non !

Jugez plutôt :

Dans toutes les langues du monde, l’expression du temps a deux intentions : l’action en elle-même et la manière dont l’action est accomplie. Le temps et l’aspect. De fait, dans chaque langue, l’expression verbale est un mélange de ces deux intentions. Telle langue insistera davantage sur le temps de l’action, tandis que telle autre langue exprimera plus fortement la manière dont l’action est perçue.

Ainsi, chacun est dépendant de la langue qu’il parle : sa perception du temps passe par une grille fournie par le système linguistique qui lui est propre. On dit que penser, c’est parler, et c’est vraiment le cas ! Nietzsche parlait de l’histoire du philosophe pris dans les filets de la langue, mais ici on est tous philosophe ! La langue est une pente savonneuse pour la pensée : parler correctement une langue est un passage obligé pour bâtir une pensée claire. Mais ce qui est clair dans une langue peut paraître trouble dans une autre langue….

Bref, chaque langue a ses propres moyens pour exprimer le temps.

En hébreu biblique, contrairement au français et à beaucoup d’autres, on ne distingue pas passé, présent et futur. On fait plutôt une opposition entre accompli et inaccompli, entre le « fini », le ponctuel et le « en train de se faire », le duratif.

L’accompli est un ponctuel du passé comme du futur, et l’inaccompli est un duratif du passé comme du futur. Le temps d’une action est donc moins exprimé que la façon dont l’action est accomplie.

Les exercices de traduction que j’ai entrepris m’ont donc plongée dans des abîmes de réflexion : quel temps choisir ? Comment être sûre de transcrire, pas seulement le lexique et la grammaire, mais la manière de sentir et de penser de l’auteur ?

J’ai d’abord été tentée de simplifier : accompli = passé/présent et inaccompli = présent/futur.

Sauf que… l’hébreu m’a fait me souvenir de presque toutes les grossièretés apprises au lycée en 17 langues: il y a une règle générale et… 67825 astérisques d’exceptions ou de cas particuliers.

Pour cet aspect de la langue par exemple, on peut sous-diviser les deux formes simples accompli/inaccompli grâce à une lettre (oui, une seule) : le ו (waw) dit « consécutif », utilisé en préfixe sur le verbe et entraînant alors un changement d’accent tonique. Les deux formes simples deviennent alors quatre « temps » grammaticaux : l’accompli ponctuel, l’accompli-duratif (accompli « consécutif »), l’inaccompli-ponctuel (inaccompli « consécutif ») et l’inaccompli duratif. (vous suivez toujours ?)

Exemple avec le Psaume 1 :1-3

א  אַשְׁרֵי הָאִישׁ–    אֲשֶׁר לֹא הָלַךְ, בַּעֲצַת רְשָׁעִים;
וּבְדֶרֶךְ חַטָּאִים, לֹא עָמָד,    וּבְמוֹשַׁב לֵצִים, לֹא יָשָׁ

1 Heureux l’homme qui ne marche pas (accompli) selon le conseil des impies ; et dans un chemin de pêcheurs ne s’arrête pas (accompli) ; et dans une résidence de moqueurs ne s’assied pas (accompli)

ב  כִּי אִם בְּתוֹרַת יְהוָה, חֶפְצוֹ;    וּבְתוֹרָתוֹ יֶהְגֶּה, יוֹמָם וָלָיְלָה.

2 Mais, au contraire, dans la Thora de YHWH est (le verbe est ajouté : proposition nominale) son plaisir et dans sa Thora il médite (inaccompli) jour et nuit.

ג  וְהָיָה–    כְּעֵץ, שָׁתוּל עַל-פַּלְגֵי-מָיִם:
אֲשֶׁר פִּרְיוֹ, יִתֵּן בְּעִתּוֹ–וְעָלֵהוּ לֹא-יִבּוֹל;    וְכֹל אֲשֶׁר-יַעֲשֶׂה יַצְלִיחַ.

3 Il sera (avec un waw, accompli consécutif) comme un arbre planté auprès des cours d’eau, qui donne ses fruits en leur saison, et dont les feuilles ne se flétrissent point : tout ce qu’il fera réussira.

Les accomplis du premier verset sont des ponctuels : heureux est celui qui ne fait jamais ce qui est décrit. Par contre, il prend plaisir (duratif) à la méditation de la Thora, et le temps même du verbe abrite le temps long de cette intimité avec la Parole. Alors, l’homme sera (accompli consécutif) comme un arbre. Et il le sera durablement… un futur-promesse, un futur pour toujours…

C’est là, précisément là, que je situe la poésie de cette langue : je ne traduis pas en regardant un peu bêtement une terminaison. Je traduis en me plongeant toute entière dans le sens, l’intention, le souffle qui sous les lettres s’agite encore plus de 2000 ans après qu’elles aient été tracées pour la toute première fois. Il y a dans certains verbes l’histoire de toute un peuple, dans d’autres des promesses, une espérance pour tous, pour moi. J’hésite, j’essaie, je me trompe, je recommence, je reviens en arrière… je débute bien sûr, cela explique beaucoup de choses, mais plutôt que d’y voir de maladroits tâtonnements, j’y décèle quelque chose qui pulse et vibre dans les pages, le sens se fait et se défait, se cache et s’arbore et se dérobe à nouveau, telles les métaphores délicates émaillant les poèmes d’Éluard ou la grâce simple et infiniment complète qui s’accroche à chaque vers de Siméon.

Un prof de fac disait que traduire c’est choisir.

Face à la Bible hébraïque, en ce qui me concerne, traduire c’est poésie.

Et oui, j’en fait un verbe.

À l’éternel inaccompli.

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