La foi seule, l’amour seul

En 2019, de gigantesques incendies ont ravagé plus de 18 hectares de terre en Australie. Une catastrophe humaine et écologique. Des biologistes, mais aussi de simples habitants, ont tenté de sauver les animaux qui pouvaient l’être, et on a pu observer à quelques occasions un événement à la fois tragique et fabuleux : des oisillons ont été retrouvés très affaiblis mais vivants sous le corps de leur mère qui s’était sacrifiée pour eux, faisant barrière de ses ailes entre les flammes et ses petits.

Être une mère.

Dans le règne animal, les exemples ne manquent pas pour illustrer toute la profondeur, toute la puissance de ce rôle. De la femelle manchot qui endure deux mois de misères et de luttes à travers la banquise par moins 60 degrés pour tenter de nourrir son enfant, à l’araignée noire Stegodyphe qui liquéfie son propre corps pour nourrir ses petits. Du don au sacrifice, notre vision humaine y voit d’abord et avant tout une preuve d’amour inégalée.

Dans la 1re épître aux Thessaloniciens, Paul parle de ce que ses compagnons et lui ont fait parmi ce peuple à la foi encore jeune. Il utilise d’abord dans ce but l’image d’une mère qui allaite son nourrisson, une image d’une absolue tendresse.

Cette image, on la retrouve dans l’évangile de Luc, chapitre 13, verset 34, lorsque Jésus pleurant sur Jérusalem dit « Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, que de fois j’ai voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble sa couvée sous ses ailes ».

On la lit également dans l’épître de Paul aux Galates, chapitre 4, verset 19 : « mes petits enfants que, dans la douleur, j’enfante à nouveau, jusqu’à ce que Christ soit formé en vous »

Dans ce texte, Paul décrit son action avec les trois caractères de l’amour maternel : une mère est pleine de douceur, elle réchauffe, tel un oiseau tient au chaud ses petits dans son nid, et elle nourrit.

Paul a, en tant qu’apôtre, une autorité bien réelle, mais il montre la même bienveillance qu’une maman envers ses enfants. C’est une posture que nombre de dirigeants de l’époque ou actuels auraient vite fait de qualifier de faible, ou de sentimentale, comme si le fait d’éprouver et de montrer des sentiments était un défaut. Mais comme un parent a à cœur en tout premier lieu le bien-être de ses enfants, Paul se soucie de voir grandir les croyants dans leur foi, et de les accompagner en ce chemin. Comme Jésus, il a à cœur de les prendre « sous son aile », telle une poule protège ses poussins de la pluie.

Et comme pour une mère, « peine » et « fatigue » font partie du quotidien du ministère de Paul : tout parent sait que les efforts déployés pour ses enfants n’ont pas de prix, il ne va d’ailleurs jamais chercher un quelconque retour. Ce n’est nullement un échange ; c’est un don, un don de soi, de temps, d’énergie, un pari d’espoir pour cet enfant que l’on fait grandir et à qui l’on souhaite bien sûr le plus parfait bonheur. Les motivations des missionnaires que furent Paul et ses compagnons ne prêtent ainsi pas dos aux critiques. D’ailleurs, Paul écrit la manière « sainte, juste et irréprochable » dont ils se sont comportés, tel un père qui peut servir d’exemple à ses enfants.

Paul insiste d’ailleurs dans cette posture parentale : ses compagnons et lui ne voulaient pas seulement annoncer l’évangile aux Thessaloniciens, ils étaient prêts à laisser leurs vies pour eux ! Son affection envers ces croyants est de la même nature que celle d’une maman, prête à se sacrifier pour son enfant. Quoi de plus maternel que ce lien d’amour, ce sacrifice envisagé, qui fut celui de Jésus ?

Et quel contraste avec le comportement des scribes et de Pharisiens décrits dans le chapitre 23 de Matthieu !

Que reproche Jésus à ces scribes et Pharisiens exactement ? Pas leur manque de volonté, bien au contraire : Jésus parle dans la suite de son discours de leur « engagement extrême », des multiples actes religieux qu’ils effectuent dans leur vie quotidienne. Ils cherchent à tirer une parole de Dieu à travers les Écritures, par leurs interprétations, et c’est une très bonne chose !

Ce qui leur est reproché ici, c’est finalement l’ensemble des règles, des rites et des doctrines édictant au peuple entier et de manière extrêmement stricte comment être fidèle à Dieu. Ce qui leur est reproché, c’est l’intention qui se cache derrière leurs actions : celle de vouloir être au-dessus, être les premiers, de vouloir être écoutés et suivis, de devenir en quelque sorte des chefs de meute. Ils se sont assis sur la chaire de Moïse, et ils lient de pesants fardeaux de règles sur les épaules des gens. Ils prétendent penser à la place des autres. C’est une intention très humaine au regard de l’histoire des hommes : pas un seul conflit, pas une seule guerre, sans cette volonté d’un homme ou d’un groupe de prendre le pouvoir, diriger les autres, imposer sa voix ou sa vision du monde. Et pour cette volonté, combien de règles établies, de doctrines rabâchées jusqu’à ce que le peuple ne voie pas d’autre issue que de suivre pour sa propre survie ou son propre salut ? Alors quelle solution ?

Renverser ces scribes et Pharisiens pour prendre leur place ?

C’est là que Jésus invite à une autre manière de faire : « Pour vous, ne vous faites pas appeler “Maître” ». Nous aussi avons parfois, soyons honnête : souvent, envie d’imposer aux autres nos idées, notre point de vue, notre ligne de conduite. Il suffit d’assister à certains débats de spécialistes en tout genre sur les plateaux de télévision pour s’en rendre compte : c’est à qui parlera le plus fort, coupant allègrement la parole pour imposer la sienne, et critiquer celle de l’autre, faisant feu de tout bois. Nous sommes ainsi prompts à juger, avec en apparence les meilleures intentions du monde : aider l’autre à s’améliorer, lui fournir la vérité, celle que l’on considère comme la seule vérité. Mais est-ce vraiment l’intention qui se cache sous nos critiques ?

« ne vous faites pas appeler “Maître”, car vous n’avez qu’un seul Maître et vous êtes tous frères. »

Un seul Maître. Un seul et même Dieu, source de vie et d’incandescence, un seul Maître que nous appelons tous Père, et qui se tient auprès de nous chaque jour, qui nous accompagne, nous guide, nous relève, comme un parent le fait avec ses enfants. Comme une mère.

Si nous sommes tous frères, alors pas un seul d’entre nous ne peut s’arroger la place de maître à penser, nous empêchant d’écouter par nous-mêmes, pas même ce plus féroce édicteur de règles et pourvoyeur de fardeaux : nous-mêmes. Ce nous-mêmes qui se laisse si facilement mené par les paroles d’un autre, parce que l’on se sent illégitime, que l’on n’ose pas poser de questions ou que nous sommes parfois bien trop fainéants pour le faire, parce qu’il est si facile en fin de compte de se laisser diriger, de faire ou de suivre plutôt que d’être.

Sauf que… nous sommes tous frères. Tous enfants de Dieu, avec nos pensées, nos idées, qui ne valent pas moins ni plus que celles du voisin.

Bien sûr, il est facile de se laisser impressionner par la science de ceux qui ont lu, travaillé, parfois dédié leur vie tout entière à l’étude des Écritures : scribes, Pharisiens, et bien plus tard, intellectuels, penseurs, théologiens… Leurs réflexions sont infiniment précieuses, car on ne pense pas seul, mais à partir de réflexions antérieures : nous intervenons dans une conversation sur le monde qui a débuté bien avant nous, et se poursuivra bien après nous ; mais chacun peut lire, comprendre, penser avec les textes et même parfois contre eux. Nous apprenons et grandissons dans les textes bibliques, dans ce qui y est dit sur la Parole de Dieu, mais gardons-nous d’effacer ce que Dieu dit à chacun de nous, ce que chaque homme et chaque femme reçoit en son cœur en lisant les Écritures. Tout est là finalement : sola scriptura, Par l’écriture seule. Sola fide. Par la foi seule.

Nous lisons dans la Bible que Dieu est, et nous éprouvons chaque jour sa présence lorsque l’on prie, lorsque l’on aime, lorsque l’on avance sur notre chemin de foi, un chemin qu’aucun rite, aucune règle ne peut paver pour nous. Lorsque l’on grandit finalement, comme un enfant sous le regard de son père.

« N’appelez personne sur la terre votre “Père”, car vous n’en avez qu’un seul, le Père céleste. »

Un seul Père. Et parce qu’il est un seul, un seul maître, un seul père, un seul Dieu, nous pouvons penser par nous-mêmes, écouter par nous-mêmes, et malgré tout ne pas être seuls, être entourés de frères. Toutes nos pensées, nos réflexions, nos idées, deviennent les pierres vivantes bâtissant une Église unie, et non uniforme, tout entière rassemblée sous le regard du Père par cet indéfectible lien d’amour dont Paul se fait acteur et témoin dans son épître aux Thessaloniciens.

Mais comment avoir encore confiance en ce lien d’amour lorsqu’en allumant les informations, on voit des hommes tuer ou semer la terreur au nom de Dieu, au nom de leurs propres idées, ou de règles qu’on leur a tant de fois rabâchées et qu’ils ont fini par faire leurs ?

Peut-être en commençant par abandonner notre propre hypocrisie, celle de nous enfermer dans nos propres doctrines, dans une manière de penser Dieu qui finalement… nous éloigne de Lui. Peut-être en laissant de côté l’accessoire, le décorum, en revenant à l’essentiel : sola fide. Fides, la confiance, en latin. Avoir confiance, et aimer. Refaire de la foi, de notre foi, la préoccupation ultime dont parlait le théologien allemand Paul Tillich, ce saisissement qui n’est ni une adhésion inconditionnelle à des lois, ni une croyance aveugle en des doctrines, mais un véritable engagement.

Un engagement d’amour.

Albert Camus l’a si bien résumé, en si peu de mots : « L’acte d’amour est une confession. Il n’y a que l’amour qui nous rende à nous-mêmes. »

Dans son épître, Paul illustre cet acte d’amour, cette confession :

« Ainsi que vous savez comment nous avons exhorté chacun de vous, comme un père ses propres enfants, vous exhortant, et vous consolant, et rendant témoignage ».

Il écrit « chacun de vous ». Et chacun d’entre nous, nous le lisons, individuellement et ensemble à la fois. Comme les pasteurs actuels, Paul ne fait pas qu’expliquer ou enseigner à tous la Parole de Dieu, il est là pour chacun dans sa singularité, ses difficultés, ses jours sombres ou ses grandes joies.

Exhorter, encourager, consoler… nous pouvons tous et toutes nous engager dans ces actions, être là pour l’autre, pour ce frère ou cette sœur. Nous ne sommes pas pasteur, du moins pour la plupart d’entre nous, mais nous avons tous cette possibilité, nous avons tous ce don. Il nous a été offert, oserais-je dire transmis, par Dieu. Ce don, c’est « la Parole de Dieu qui est à l’œuvre en vous, les croyants », écrit Paul.

Alors, prenons un moment ce dimanche pour écouter par nous-mêmes, et revenir à la foi toute nue qui nous anime, celle qui ne s’habille d’aucune règle, d’aucun rite, sinon l’amour qui nous lie entre frères, l’amour inconditionnel que Dieu a pour nous. Et je vais me permettre pour finir d’emprunter à nouveau les mots d’amour d’Albert Camus et d’élargir le sentiment qu’il décrit, pour que tous vous vous souveniez de votre tout premier saisissement, de l’essentiel :

« Tu es entrée, par hasard, dans une vie dont je n’étais pas fier, et de ce jour-là quelque chose a commencé de changer. J’ai mieux respiré, j’ai détesté moins de choses, j’ai admiré librement ce qui méritait de l’être. Avant toi, hors de toi, je n’adhérais à rien. Cette force, dont on se moquait quelquefois, n’a jamais été qu’une force solitaire, une force de refus. Avec toi, j’ai accepté plus de choses. J’ai appris à vivre. C’est pour cela sans doute qu’il s’est toujours mêlé à mon amour une gratitude immense. »

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